C’est lundi #2 : Pascal Ruter et la déprime d’une bibliothécaire

Rendez-vous des “bibliothécaires dans les livres”. Comment les auteurs nous voient-ils ? Réponse aujourd’hui avec “le talent d’Achille” de Pascal Ruter.

Coucou à tous !

Nouveau rendez-vous du lundi. Aujourd’hui, je vous partage un extrait du roman “Le talent d’Achille” de Pascal Ruter. Une professeur-documentaliste, appelée bibliothécaire, y apparaît. Elle s’acharne à proposer une offre de qualité aux collégiens mais… c’est un échec, et donc, la déprime. Elle travaille dans le CDI du collège d’Achille Pâté, notre personnage principal.

Dans cet extrait, Achille vient la voir. Ou plutôt, il vient comme ça et un échange commence entre eux.

” Quiconque se nommant Achille Pâté est amené un jour ou l’autre à douter du sens de son existence et même de celui de l’existence en général. Du fameux héros antique je n’avais que le talon. Quand à mon nom, il me prédisposait davantage à conquérir la charcuterie du coin que la citadelle de Troie et la belle Suzanne.

C’est dans cet état d’esprit que je me suis retrouvé, après les betteraves de la cantine, à la bibliothèque du collège. J’y avais été une fois, il y a très longtemps, pour consulter le mot “analphabète” dans un dictionnaire. Honnêtement, j’étais carrément intimidé. Il n’y avait aucun bruit et l’endroit était désert. Il y régnait une sorte d’atmosphère de recueillement.

– Nous allons faire du classement, a chuchoté la bibliothécaire. Tu vas m’aider.

Elle avait l’air contente. Je l’ai regardée tamponner les livres qu’elle venait de recevoir dans des cartons.

– Pourquoi vous chuchotez ?

– Je sais pas. Par respect.

– Par respect pour quoi ?

– Pour le lieu.

– Un peu comme si on était dans une église ?

Elle a souri. L’idée qu’elle tenait une église lui a plu.

– Ou un cimetière, ai-je dit.

C’était en effet comme se balader entre des tombes quand vous voyez des noms de gens inconnus.

– Pourquoi tu dis ça ?

– Il n’y a presque que des morts et personne ne vient les voir.

Elle s’est arrêtée de tamponner.

– Il n’y a pas que des morts, mais tu n’as pas tort. Plus personne ne vient emprunter de livres. C’est désert.

– Normal. Vous croyez quoi ? Qu’on vient par plaisir ?

– En principe, ça devrait être le cas. Une bibliothèque est un refuge. Un havre de paix. Pas une salle de torture.

– En cas de tsunami ou de catastrophe nucléaire, je dis pas. Pour survivre, on est prêt à tout. Mais en dehors de ces circonstances extrêmes… faudrait un truc attirant.

Elle a balayé la bibliothèque d’un large geste du bras.

– Et tout ça, c’est pas attirant ?

Son sourire était désarmant.

– Vous plaisantez ?

Ses bras sont retombés le long de ses cuisses.

– Non, Achille, je ne plaisante pas. Je me donne un mal fou pour vous faire une belle bibliothèque. J’ai consacré ma vie à essayer de faire plaisir avec de beaux livres et de grands auteurs et c’est un échec total.

– Sans vous vexer, vous vous trompez depuis le début. Mais bon, c’est pas très grave, c’est joli quand même. C’est un bon lieu de promenade.

[…]

Elle a encore empilé quelques ouvrages puis s’est saisie de deux livres de poche dans une bannette.

– Les deux seuls livres empruntés cette semaine. Va les ranger. Dans l’ordre alphabétique. Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, tu connais ?

– Oui. Absolument.

Je ne mentais pas. Un grand sourire s’est affiché sur ses lèvres.

– Ils ont leur rue dans le lotissement, ai-je repris. Deux impasses. L’impasse Verlaine et l’impasse Rimbaud. Mais mon pote Lucien m’a dit que c’étaient des footballeurs.

Elle avait l’air de souffrir atrocement.

– Va les ranger et pas sur l’étagère des sports, sur celle de la poésie. V comme Verlaine et R comme Rimbaud.

[…]

La bibliothécaire m’a rejoint. […]

– Tu sais qu’avant on interdisait aux jeunes de ton âge de lire des romans.

– C’était la belle époque.

– On disait que ça allait leur mettre de sales idées dans la tête.

– Je suis d’accord. Mieux vaut ne pas prendre de risque.

Elle a haussé les épaules. Je ne savais pas pourquoi elle prenait les choses tant à cœur.

– Imagine-toi à ma place. Je sais pas, moi… Tes parents, qu’est-ce qu’ils font ?

– Mon père je sais pas, parce qu’on s’est pas beaucoup vus, lui et moi. Ma mère, elle est monitrice d’auto-école.

– Bon, imagine qu’on ne soit plus obligé de passer le permis. Plus personne ne fait appel à elle.

– C’est pas pareil.

– Pourquoi ?

– Parce que le permis voiture, ça sert vraiment à quelque chose.

– Je sais même pas pourquoi je discute avec toi.

– Parce que vous êtes seule.

– On n’est jamais seul avec des livres. Parfois, même avec un seul livre, on se sent plus entouré et mieux compris qu’avec douze baltringues.

– C’est quoi des “baltringues” ?

– Des cons. Parce que tu vois, derrière chaque livre il y a les émotions d’un écrivain. Dans chaque page, chaque mot, chaque lettre il a mis son coeur et son âme.

Elle était assez bonne en publicité, j’avoue. Je l’aurais bien vue sur le marché. Une saucisse égale un livre gratuit.

[…]

– Enfin, tout ça, c’est bientôt fini. J’en ai plus pour longtemps. Dans six mois, je suis plus là.

– Vous dîtes ça parce que vous êtes dans la déprime. Normal, au milieu de tous ces livres. Moi aussi, ça me déprimerait. Ca sent trop le renfermé.

– Pas du tout. D’abord, les livres ne sentent pas le renfermé, ce sont les gens qui ne les lisent pas qui puent à force de ne pas lire. Et puis, c’est pas une bibliothèque qui est déprimante, c’est une bibliothèque vide. […] Et puis tu n’as pas tort, en fait. Je suis bien dans la déprime. Mais uniquement parce que j’en ai plus pour longtemps et que j’aurais aimé m’en aller avec du monde dans cette bibliothèque.

– Plus pour longtemps ? Vous rigolez ! C’est pas demain que vous allez casser votre pipe. J’ai un ami qui est beaucoup plus archéologique que vous. Avec les traitements modernes, on n’en finit plus de vieillir. On est vieux presque aussi longtemps que jeune. Des fois, avec le progrès, on n’a même pas le temps de devenir vieux.

Elle m’a regardé longtemps comme si j’avais dit quelque chose de philosophique.

– Tu veux quoi ? Une attestation comme quoi dans six mois je suis à la retraite ?

Je me suis raclé la gorge et j’ai remonté un peu mon pantalon.

– C’est ça qui vous remontrait le moral, alors ? Voir du monde dans votre bibliothèque ?

Elle a fait oui de la tête. […]

– Du monde qui se bouscule pour emporter Verlaine et Victor Hugo ? Des mecs qui s’arrachent Arthur Rimbaud ? Des filles qui s’étripent pour Alexandre Dumas ?

Elle s’est mise debout, soudainement exaltée.

– Oui ! a-t-elle rugi. Je veux qu’on s’écrabouille pour Emile Zola. Tu connais Zola, quand même ?

– Le Gorgon Zola, oui, je connais.

Elle m’a dit qu’elle aimait bien mon humour, je ne voyais pas trop le rapport mais j’étais content quand même.

– Au moins, je tirerais ma révérence avec l’impression d’avoir servi à quelque chose.”

Chapitre 3 : pages 19-24 sur liseuse

C’est lundi #2 : Pascal Ruter et la déprime d’une bibliothécaire

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